CHAPITRE PREMIER

L’homme assis derrière le bureau déplaça de quelques centimètres sur la droite un lourd presse-papiers en verre. Plutôt que pensif ou préoccupé, son visage semblait dépourvu d’expression. Il avait le teint pâle des gens qui passent la plus grande partie de leurs journées à la lumière artificielle. On devinait en lui un homme de cabinet. Un homme de dossiers et de fiches. Et le fait que, pour parvenir jusqu’à lui, il fallait suivre de longs et tortueux couloirs souterrains avait quelque chose d’étrange et d’insolite. Il eût été difficile de lui donner un âge. Il ne paraissait ni vieux, ni jeune. Il n’avait pas de rides, mais une grande lassitude se lisait dans ses yeux.

L’autre personnage qui se trouvait dans la pièce était son aîné. Brun, avec une petite moustache d’allure militaire, il débordait manifestement d’activité et d’énergie. Incapable de tenir en place, il se promenait de long en large, jetant de temps à autre, d’une voix brève, quelque remarque explosive :

— Des rapports, des rapports et encore des rapports !… Et pas un, dans le tas, dont on puisse tirer quelque chose !

L’homme qui était au bureau baissa les yeux sur les papiers qu’il avait devant lui. Sur le dessus, il y avait une fiche de carton, portant un nom, suivi d’un point d’interrogation : « Betterton, Thomas Charles ? » Hochant la tête, il dit :

— Ces rapports, vous les avez étudiés et ils ne contiennent rien d’intéressant ?

L’autre haussa les épaules.

— Comment l’affirmer ?

— Évidemment, on ne sait jamais !

— On l’a vu sur la Riviera, on l’a rencontré à Anvers, identifié de façon certaine à Oslo, aperçu à Biarritz, remarqué à Strasbourg, où son comportement a semblé suspect. On l’a vu sur la plage d’Ostende, en compagnie d’une blonde magnifique, et se promenant dans les rues de Bruxelles, avec un superbe greyhound. On ne l’a pas encore rencontré au Zoo, le bras posé sur l’encolure d’un zèbre, mais je suis tranquille, ça viendra !

— Personnellement, Wharton, avez-vous une idée ? Pour moi, j’attendais beaucoup de la piste d’Anvers, mais elle n’a mené nulle part. Évidemment…

L’homme se tut, comme brusquement plongé dans un abîme de réflexions, dont il ne sortit que pour prononcer des mots assez énigmatiques :

— Oui, c’est probable. Malgré cela, je me demande…

Le colonel Wharton s’assit sur le bras d’un fauteuil.

— Il faut pourtant en finir ! s’écria-t-il, un peu d’exaspération dans la voix. Il y a là un pourquoi, un comment et un qui ne peuvent pas éternellement rester sans réponse ! On ne peut pas continuer à perdre tous les mois un savant spécialisé, sans jamais être fichu de dire comment il disparaît, pourquoi il s’en va et il s’est rendu ! Est-ce où nous pensons ou ailleurs ? Nous avons toujours eu là-dessus notre opinion, mais je ne suis plus tellement sûr qu’elle vaille quelque chose ! Avez-vous lu les derniers rapports sur Betterton qui nous sont arrivés des États-Unis ?

L’homme assis au bureau hocha la tête.

— Oui. Il a eu des idées de gauche quand c’était la mode, mais, autant que nous sachions, il ne les a pas gardées longtemps. Il a fait du bon travail avant la guerre, mais rien de sensationnel. Quand Mannheim s’est enfui d’Allemagne, Betterton lui a été adjoint, en qualité d’assistant, et il a fini par épouser la fille de Mannheim. Après la mort de Mannheim, il a poursuivi les travaux du savant allemand et il est devenu célèbre avec sa stupéfiante découverte de la fission ZE. Une véritable révolution scientifique, qui l’a mis en vedette. On pouvait lui prédire une carrière extrêmement brillante, quand la mort de sa femme, survenue peu après leur mariage, l’a laissé désemparé. Il est venu en Angleterre et, depuis un an et demi, il était à Harwell. Il s’est remarié, il y a six mois.

— Rien de ce côté-là ?

— À notre connaissance, non. C’est la fille d’un avoué de Harwell et, avant son mariage, elle travaillait dans une compagnie d’assurances. D’après nos renseignements, elle ne s’est jamais occupée de politique.

— La fission ZE ! s’exclama Wharton, d’un ton dégoûté. Où ils vont chercher ces noms-là, je me le demande ! Je dois être vieux jeu. Jamais je n’ai vu une molécule et aujourd’hui, eux, ils en sont à diviser l’univers, avec des bombes atomiques, des fissions nucléaires, des fissions ZE et je ne sais quoi encore ! Et Betterton était un des as de la spécialité !… Qu’est-ce qu’on dit de lui, à Harwell ?

— Qu’il avait une personnalité très attachante. Quant à ses travaux, ils n’avaient rien d’exceptionnel. De simples variations sur les applications pratiques de la fission ZE…

Les deux hommes gardèrent le silence un instant. Ils avaient parlé comme à bâtons rompus. Les rapports des services de sécurité formaient une pile sur le bureau et ces rapports n’avaient rien à dire d’intéressant.

— Bien entendu, reprit Wharton, quand il est arrivé en Angleterre, on s’est sérieusement renseigné sur son compte ?

— Oui. Les résultats de l’enquête ont été très satisfaisants.

— Dix-huit mois ! dit Wharton songeur. Vous savez que ça les fiche par terre ? Des mesures de sécurité, l’impression d’être tout le temps sous le microscope, cette vie de reclus, tout ça finit par leur être insupportable. Ils deviennent nerveux, bizarres, je l’ai souvent constaté, et se mettent à rêver d’un monde idéal. On est libres, on est fier, on n’a pas de secrets les uns pour les autres et on travaille tous pour le bien de l’humanité ! Quand ils en sont là, quelqu’un entre en scène, qui justement représente plus ou moins la lie de l’humanité, quelqu’un qui sait que son heure est venue et qui ne la laisse pas passer !

Se grattant le nez, il ajouta :

— Il n’y a pas plus crédule qu’un savant, tous les faux médiums vous le diront. Pourquoi ? Ça, je ne le vois pas !

L’autre eut un sourire désabusé.

— Il ne peut pas en aller autrement, dit-il. Le savant est sûr de savoir, et c’est toujours dangereux. Nous, nous sommes d’une autre espèce. Nous sommes pleins d’humilité et nous ne nous imaginons pas que nous allons sauver le monde. Nous sauvons ce que nous pouvons et nous tâchons d’enlever les pièces qui empêcheraient la machine de tourner.

Frappant de la pointe de l’index sur la table il poursuivit :

— Si seulement j’en savais un peu plus long sur Betterton ! Je ne parle pas de son passé, de ce qu’il a pu faire, mais de ces petits riens qui nous éclairent sur la personnalité d’un individu : les plaisanteries qui l’amusent, les choses qui le font jurer, les gens qu’il admire et ceux qui l’exaspèrent !

— Vous avez vu sa femme ?

— À plusieurs reprises.

— Elle ne vous a été d’aucun secours ?

— Jusqu’à présent, non.

— Vous croyez qu’elle sait quelque chose ?

— Naturellement, elle prétend ne rien savoir. Attitude traditionnelle. Comme le reste : douleur, angoisse, « rien ne laissait prévoir », « mon mari menait la vie la plus régulière, il n’avait aucun souci d’aucune sorte », etc, etc. D’après elle, il aurait été enlevé.

— Vous, vous ne la croyez pas ?

L’homme du bureau poussa un soupir.

— J’ai une tare : je ne crois jamais personne.

— À quoi ressemble-t-elle ? demanda Wharton.

— C’est une femme très ordinaire, comme vous en rencontrez tous les jours chez vos amis bridgeurs !

— Je vois. Ça rend le problème plus difficile !

— Elle est ici en ce moment. Elle vient me voir et nous allons, une fois encore, battre le même terrain !

— C’est la seule méthode, dit Wharton. Moi, d’ailleurs, elle ne me conviendrait pas. Je n’aurais pas la patience !

Il se leva.

— Je m’en vais. Nous n’avons guère progressé, hein ?

— Malheureusement, non. Vous pourriez revoir d’un peu près ce rapport d’Oslo. Il pourrait bien être là-bas.

Wharton acquiesça d’un mouvement de tête et sortit. L’autre décrocha le récepteur du téléphone.

— Je vais recevoir Mrs. Betterton. Envoyez-la-moi !

Quelques instants plus tard, on frappait à la porte et Mrs. Betterton était introduite dans la pièce. C’était une femme de belle taille, paraissant vingt-sept ans environ. Le plus remarquable en elle, c’était ses cheveux, une magnifique chevelure d’un brun roux, d’une splendeur flamboyante. Le visage était insignifiant, avec des yeux bleu-vert et des cils très clairs, si fréquents chez les rousses. Il observa qu’elle n’était pas maquillée et ce détail l’occupa, tandis que, après avoir salué sa visiteuse, il l’invitait à s’installer confortablement dans le fauteuil le plus proche de son bureau. À cause de cette absence de fard, il inclinait à penser que Mrs. Betterton en savait plus qu’elle ne prétendait. Une femme vraiment malheureuse et inquiète ne néglige pas son maquillage. Elle le soigne, au contraire, parce qu’elle sait que le chagrin enlaidit. Il se demandait si Mrs. Betterton ne faisait pas exprès de ne pas se farder, afin de mieux tenir son rôle d’épouse affolée par la douleur.

À peine assise, d’une voix angoissée, elle dit :

— J’espère, monsieur Jessop, que vous avez des nouvelles et que c’est pour cela…

Il secoua la tête :

— Je suis désolé, madame, de vous avoir fait venir et de n’avoir rien de neuf à vous apprendre.

Olive Betterton sourit tristement.

— Je sais. Votre lettre m’avait prévenue. Mais je voulais croire que depuis que vous l’aviez écrite… Malgré cela, je suis contente d’être venue. Rester chez soi, à s’interroger, à retourner perpétuellement les mêmes idées dans sa tête, c’est le pire de tout ! Parce qu’on se rend compte qu’on ne peut rien faire !

L’homme qu’elle avait appelé Jessop reprit d’une voix très douce :

— Vous ne m’en voudrez pas, madame, de vous poser de nouveau aujourd’hui les questions que je vous ai déjà posées, de revenir avec vous sur des faits que nous avons déjà examinés ensemble. Il est toujours possible qu’un petit détail nous apparaisse qui jusqu’alors nous avait échappé, un détail auquel on n’avait pas pensé et qui peut être lourd de signification…

— Je comprends fort bien. Vous pouvez me demander tout ce que vous voulez.

— C’est bien le 23 août que vous avez vu votre mari pour la dernière fois ?

— Oui.

— Le jour où il a quitté l’Angleterre, pour se rendre à une conférence tenue à Paris ?

— Exactement.

Jessop poursuivit :

— Il a assisté aux réunions des deux premiers jours. Le troisième jour, on ne l’a pas vu. Il semble qu’il avait dit à un de ses collègues que, ce jour-là, il ferait une promenade en bateau-mouche.

— En bateau-mouche ? Qu’est-ce que c’est qu’un bateau-mouche ?

Jessop sourit.

— Un petit bateau qui navigue sur la Seine.

Le regard fixé sur son interlocutrice, il ajouta :

— Ça ne vous paraît pas étrange, ça, de la part de votre époux ?

— Si, dit-elle. À mon avis, les travaux de la conférence l’intéressaient plus que les promenades sur la Seine.

— Je n’en doute pas. Il est vrai que, ce jour-là, la question portée à l’ordre du jour n’était pas de celles qui retenaient plus particulièrement son attention. Il pourrait donc fort bien s’être donné congé. D’après vous, ça ne lui ressemblerait guère ?

— Non.

— Ce soir-là, reprit Jessop, il n’est pas rentré à son hôtel. Autant qu’on ait pu l’établir, il n’est pas sorti de France, du moins en utilisant son propre passeport. Se peut-il qu’il en ait eu un autre ?

— Un autre ? Pour quoi faire ?

— Vous ne lui avez jamais vu entre les mains un passeport qui ne fût pas à son nom ?

— Jamais !

Elle ajouta, s’animant soudain :

— Et jamais vous ne me ferez croire, comme vous le pensez tous, qu’il est parti de son plein gré ! Il lui est arrivé quelque chose. Ou bien, alors, il a perdu la mémoire !

— Il se portait bien ?

— Très bien. Travaillant beaucoup, il était quelquefois très fatigué, mais sa santé était excellente.

— Vous n’avez pas eu l’impression qu’il était soucieux ou… déprimé ?

— Jamais !

Elle tira son mouchoir de son sac à main. Ses doigts tremblaient.

— C’est épouvantable ! s’écria-t-elle d’une voix brisée. On dirait que je vis un mauvais rêve ! Jamais il ne s’est absenté sans me prévenir. Il lui est arrivé quelque chose, j’en suis sûre ! On l’a enlevé ou, alors, on l’a tué ! C’est une idée qui me révolte, mais plus j’y songe, et plus je suis persuadée qu’il est mort à l’heure qu’il est !

Jessop protesta :

— Voyons ! Voyons !… C’est une hypothèse que rien ne justifie. Si vous aviez raison, il y a longtemps qu’on aurait retrouvé son corps !

— Pas sûr ! On peut fort bien l’avoir jeté à l’eau ou l’avoir précipité dans un égout ! À Paris, tout est possible !

— Je puis vous certifier, madame, que Paris est une ville où la police est bien faite !

Cessant de se tamponner les yeux avec son mouchoir, elle répliqua, agressive :

— Votre idée, je la connais, mais vous vous trompez ! Tom n’était pas homme à trahir ou à vendre des secrets. Il n’était pas communiste. Dans sa vie, il n’y avait rien à cacher !

— Quelles étaient ses idées politiques ?

— Aux États-Unis, il était démocrate, je crois. Ici, il votait travailliste. Mais la politique ne l’intéressait pas. C’était un homme de science, uniquement.

D’un air de défi, elle ajouta :

— Et un grand savant !

— Exact, dit Jessop. Un grand savant… C’est toute l’affaire ! Il se peut fort bien qu’on lui ait fait des offres considérables pour le décider à quitter l’Angleterre et à aller travailler ailleurs.

— C’est faux !

D’une voix indignée, elle poursuivit :

— C’est ce que les journaux voudraient faire croire et c’est ce que vous croyez, vous ! Mais ce n’est pas vrai ! Jamais il ne serait parti sans me dire où il allait, ou sans m’en dire assez pour que je puisse le deviner !

— Et il ne vous a rien dit ?

Elle supporta son regard sans broncher.

— Rien. Je ne sais pas où il est. Comme je vous l’ai dit, pour moi, ou il a été enlevé, ou il est mort. Seulement, s’il est mort, il faut que je le sache ! Et le plus vite possible. Parce que je ne peux pas vivre comme ça ! Je ne mange plus, je ne dors plus, je suis malade de chagrin et d’inquiétude. Ça ne peut pas durer ! Mais vous ne pouvez donc rien pour moi ? Rien ?

Il se leva et vint près d’elle.

— Je suis désolé, madame. Vraiment !… Permettez-moi de vous dire que nous faisons tout ce que nous pouvons pour savoir ce qu’il est advenu de votre mari. Des rapports, nous en recevons tous les jours, et de partout !

— Que disent-ils ?

— Il faut le temps de les examiner, de les passer au crible, de faire des vérifications. Mais, dans l’ensemble, je ne saurais vous le cacher, ils restent très vagues.

— Mais il faut que je sache ! Ça ne peut pas continuer comme ça !

— Vous aimez votre mari ?

— Comment, si je l’aime ? Mais il y a à peine six mois que nous sommes mariés !

— Je sais. Et, vous me pardonnerez de vous poser la question, il n’y a jamais eu de disputes entre vous ?

— Jamais !

— Vous n’aviez aucune raison d’être jalouse ?

— Aucune. Je vous le répète, nous nous sommes mariés en avril dernier !

— Croyez, chère madame, que je ne tiens pas cette supposition pour vraisemblable ! Il se trouve seulement qu’elle est de celles que je suis obligé d’envisager, parce qu’elle pourrait expliquer la disparition de votre époux. Vous m’avez bien dit qu’il ne vous a pas paru, en ces derniers temps, préoccupé, nerveux, irritable ?

— Certainement pas !

— Vous savez, madame Betterton, que, dans un poste comme celui qu’occupait votre mari, on a le droit d’avoir les nerfs à fleur de peau ?

Avec un sourire, il ajouta :

— En fait, ce serait plutôt normal !

Elle ne lui rendit pas son sourire.

— Tom, affirma-t-elle, était tel que je l’ai toujours connu.

— Vous parlait-il jamais de ses travaux ?

— Jamais. Je n’aurais rien compris à ses explications !

— Il ne lui arrivait pas, parfois, d’avoir des scrupules ? Ces engins de destruction, certains savants se demandent quelquefois…

— Il ne m’a jamais parlé de rien de tel !

Jessop retourna à son bureau.

— Chère madame, dit-il d’une voix qui se voulait persuasive, je souhaiterais que vous compreniez que je m’efforce de me faire une image exacte de votre mari… et que vous ne m’aidez guère !

— Que voulez-vous que je vous dise ? J’ai répondu à toutes vos questions !

— Oui, et presque toujours par des « non » ! Or, il me faudrait quelque chose de positif, de constructif. Vous ne voyez pas ce que je veux dire ? Il est tellement plus facile de rechercher quelqu’un quand on sait à quoi il ressemble !

Il se tut, lui laissant le temps de réfléchir.

— Je comprends, dit-elle. Ou, du moins, je le crois. Je vous dirai donc que Tom est un garçon qui a bon caractère, gentil avec tout le monde et, naturellement, très intelligent.

Jessop sourit.

— Ce sont des qualités qui comptent. Continuons ! Lisait-il beaucoup ?

— Pas mal.

— Quel genre de livres ?

— Des biographies. Les titres recommandés par la « Book Society ». Et, quand il avait besoin de détente, des romans policiers.

— Un lecteur comme il y en a beaucoup, en somme. Il aimait les cartes ?

— Il jouait au bridge. Une ou deux fois par semaine, le docteur Evans et sa femme venaient jouer à la maison.

— Il avait beaucoup d’amis ?

— Oui. Il était très sociable.

— Je me suis mal exprimé. Ce que je voudrais savoir, c’est s’il avait des amis qui lui étaient très chers.

— Il jouait au golf avec quelques-uns de nos voisins.

— Il n’était pas particulièrement lié avec quelqu’un ?

— Non. Il avait longtemps vécu aux États-Unis, il était né au Canada et, en Angleterre, il ne connaissait pas grand monde.

Jessop jeta un rapide coup d’œil sur une feuille de papier posée sur son bureau.

— En ces derniers temps, dit-il, trois personnes sont venues le voir, qui arrivaient des États-Unis. J’ai leurs noms. Autant que nous sachions, elles représentent les seuls contacts qu’il ait eus récemment avec… l’étranger, et c’est pourquoi nous leur avons accordé une attention toute particulière. Il y a, d’abord, Walter Griffiths. Il vous a rendu visite à Harwell.

— C’est exact. Passant ses vacances en Angleterre, il est venu dire bonjour à Tom.

— Votre mari a été content de le voir ?

— Surpris, mais très content. Aux États-Unis, ils se voyaient beaucoup.

— Quelle impression Griffiths vous a-t-il faite ? Dites-le-moi comme ça vous vient !

— Mais je suis certaine que vous le connaissez mieux que moi !

— Nous savons tout de lui, mais ce que je voudrais savoir, c’est ce que vous pensez de lui !

Elle réfléchit quelques secondes.

— Mon Dieu ! Il m’a fait l’effet d’un monsieur très grave, ayant tendance à s’écouter parler. Avec moi, il s’est montré très courtois et il m’a semblé qu’il tenait à mettre Tom au courant de tout ce qui s’était passé aux États-Unis depuis son départ. Des potins, qui ne m’intéressaient guère, étant donné qu’il s’agissait de gens que je ne connaissais pas. D’ailleurs, tandis qu’ils évoquaient leurs souvenirs, je préparais le dîner.

— Il n’a pas été question de politique ?

— Vous voulez sans doute insinuer que Griffiths était communiste ?

Haussant le ton, Olive Betterton poursuivit :

— Eh bien ! non. Walter Griffiths est attaché au cabinet de je ne sais quel district attorney, il est à fond pour le gouvernement et, quand Tom lui a dit que la « chasse aux sorcières » lui faisait hausser les épaules, il a répondu que nous ne pouvions pas comprendre et que, de l’autre côté de l’Atlantique, elle n’était pas seulement légitime, mais nécessaire. Ce qui vous prouve qu’il n’est pas communiste !

— Ne vous emballez pas, madame ! À quoi bon ?

— Je ne m’emballe pas, mais vous tenez absolument à ce que Tom ait été communiste. Je me tue à vous dire que non et vous ne voulez pas me croire.

— Je vous crois, mais c’est une question qui se pose et je suis bien forcé d’en tenir compte ! Venons-en à notre second « contact », le docteur Mark Lucas. Vous l’avez rencontré à Londres, au Dorset ?

— Oui. Nous avions passé la soirée au théâtre et nous soupions au Dorset quand ce Mr. Luke ou Lucas est venu à notre table, pour saluer Tom. Il est chimiste et il avait rencontré mon mari aux États-Unis. C’est un réfugié allemand, naturalisé Américain. Mais vous savez tout cela mieux que moi !

— Nous le savons, mais ça ne fait rien ! Votre mari a été surpris de le voir ?

— Oui, très surpris.

— Et content ?

— Oui… Enfin, je le crois !

— Vous n’en êtes pas sûre ?

— C’est-à-dire que Tom m’a confié, par la suite, que le personnage ne l’intéressait guère.

— Leur rencontre était donc fortuite ?

— Sans aucun doute.

— Le troisième « contact », c’est une femme : Mrs. Carol Speeder, qui, elle aussi, arrivait des États-Unis. À quel propos l’a-t-elle rencontré ?

— Il s’agissait, je crois, d’une question concernant l’O. N. U. Ayant connu Tom aux États-Unis, elle lui avait téléphoné de Londres pour lui dire qu’elle était en Angleterre et lui demander si nous pourrions venir, un jour, déjeuner avec elle.

— Et vous y êtes allés ?

— Non.

— Vous pas, mais lui, il y est allé !

— Qu’est-ce que vous dites ?

Elle paraissait stupéfaite.

— Vous ne le saviez pas ?

— Non.

Elle avait l’air atterrée. Jessop avait un peu pitié d’elle, mais, pour la première fois depuis qu’il l’interrogeait, il avait l’impression qu’il n’était pas loin de découvrir quelque chose.

— Je ne comprends pas, dit-elle d’une voix mal assurée. Je trouve bizarre qu’il ne m’ait pas parlé de ça.

— Ils ont déjeuné ensemble au Dorset, où Mrs. Speeder était descendue. C’était le mercredi 12 août.

— Le 12 août ?

— Oui.

— Il est bien allé à Londres ce jour-là. Il ne m’a jamais dit que…

Laissant sa phrase inachevée, brusquement elle demanda :

— Comment est-elle, cette Mrs. Speeder ?

Il s’empressa de la rassurer.

— Elle n’a rien de la « vamp », croyez-moi ! C’est une femme d’une trentaine d’années, pas particulièrement jolie. Il n’était certainement pas question de flirt entre elle et votre mari. Il est seulement étrange qu’il ne vous ait pas parlé de ce déjeuner.

— Je comprends fort bien !

— Maintenant, madame, rappelez vos souvenirs ! N’avez-vous pas, vers cette époque-là, observé un certain changement dans le comportement de votre mari ? C’était vers le milieu du mois d’août, une semaine environ avant l’ouverture de la conférence.

— Non, je n’ai rien remarqué. Vraiment rien.

Jessop soupira. Sur son bureau, le vibreur du téléphone appela discrètement son attention. Il décrocha le récepteur.

— J’écoute.

À l’autre bout du fil, une voix dit :

— Il y a ici quelqu’un, monsieur, qui désire être reçu par une personne s’occupant de l’affaire Betterton.

— Son nom ?

Une toux légère précéda la réponse.

— À vrai dire, monsieur, je ne suis pas très sûr de la prononciation. Voulez-vous que je vous l’épelle ?

— Allez-y !

Jessop écrivit le nom sur son bloc-notes, lettre par lettre, puis demanda :

— Un Polonais ?

— Il ne l’a pas dit, monsieur. Il parle bien l’anglais, avec un peu d’accent.

— Faites-le attendre !

— Bien, monsieur.

Jessop remit le téléphone en place, puis ramena son regard sur Olive Betterton. Elle n’avait pas bougé. Il arracha du bloc la feuille de papier sur laquelle il avait noté le nom du visiteur et la présenta à la jeune femme.

— Ce nom vous dit-il quelque chose ?

Une expression de surprise, peut-être mêlée de peur, passa dans les yeux d’Olive Betterton.

— Oui, répondit-elle. Il m’a écrit.

— Quand ?

— Hier. C’est un cousin de la première femme de mon mari. Il vient d’arriver en Angleterre et la disparition de Tom l’inquiète énormément. Il m’a écrit pour me demander si j’avais des nouvelles… et pour m’assurer de sa profonde sympathie.

— Il ne vous avait jamais écrit auparavant ?

— Non.

— Votre mari ne vous avait jamais parlé de lui ?

— Jamais.

— De sorte qu’il pourrait fort bien ne pas être le moins du monde son cousin ?

— L’idée ne m’était pas venue, mais c’est possible.

Après un court instant de réflexion, elle ajouta :

— La première femme de Tom, la fille du professeur Mannheim, n’était pas Anglaise. D’après sa lettre, cet homme a l’air de savoir tout d’elle et de Tom. Son style est correct, avec des tournures qui sont bien d’une langue étrangère. Bref, c’est une lettre qui « fait » authentique. Mais, en admettant qu’elle ne le soit pas, qu’est-ce que cela prouverait ?

Jessop eut un vague sourire.

— Cette question-là, ici, on n’arrête pas de se la poser et c’est bien pour cela que nous finissons par accorder au moindre détail une importance excessive !

— Ça se comprend ! C’est comme votre bureau, perdu au milieu d’un labyrinthe de couloirs. J’ai eu la même impression dans des rêves. Celle de me trouver dans un endroit dont je ne pourrais plus jamais sortir.

— Il n’en faut pas plus pour devenir claustrophobe, dit Jessop en riant.

Olive Betterton se passa la main sur le front.

— Je n’en puis plus ! reprit-elle d’une voix lasse. À force d’être là, à attendre, sans rien faire, j’éprouve comme un besoin de m’en aller, n’importe où, à l’étranger de préférence, en tout cas quelque part où les reporters ne me téléphoneront pas et où je ne serai pas regardée par les gens comme une bête curieuse !

Après s’être tue un instant, elle poursuivit :

— J’ai l’impression que je vais m’effondrer. J’ai essayé d’être brave, mais l’épreuve est au-dessus de mes forces. Je suis à bout. Mon médecin le croit, lui aussi, et il me conseille de m’éloigner pour quelques semaines. Il me l’a écrit. Je vais vous montrer sa lettre.

Elle fouilla dans son sac à main, pour en extraire une enveloppe qu’elle tendit à Jessop par-dessus le bureau.

— Lisez !

Jessop prit connaissance de la lettre contenue dans l’enveloppe.

— Je vois…

— Ainsi, demanda-t-elle d’une voix anxieuse, vous croyez que je ferais bien de partir ?

— Mais certainement ! Pourquoi pas ?

Il semblait très surpris de la question.

— Je pensais, répondit-elle, que vous pourriez vous opposer à mon départ ?

— M’y opposer ? Mais pourquoi ? Cette chose-là ne regarde que vous. Naturellement, vous vous arrangerez pour qu’il me soit possible de vous joindre dans le cas où j’aurais du nouveau.

— Bien entendu.

— Où pensez-vous aller ?

— Quelque part où je trouverai du soleil et où il n’y aura pas trop d’Anglais. En Espagne ou au Maroc.

— De beaux pays ! Le voyage vous fera du bien, j’en suis convaincu.

— Merci !

Elle se leva, ravie, mais, manifestement, toujours nerveuse. Jessop alla à elle, lui serra la main, puis appuya sur un bouton d’appel, afin de faire reconduire sa visiteuse. Quand elle fut sortie, il regagna son fauteuil et réfléchit durant quelques instants. À la fin, un sourire détendit ses traits. Il décrocha le téléphone et donna l’ordre d’introduire ce major Glydr.

Destination inconnue
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